Ce soir, il se regardera dans son miroir. Il se remémorera les commentaires élogieux des journalistes sur son physique, leurs questions dérangeantes sur sa vie privée. Il se rendra compte qu'il n'y a personne dans sa vie. Ce soir-là, il ne s'endormira pas tout de suite, le corps et l'esprit sains et calmes.

"Ici ou là-bas on est nulle part"
Delicatessen
Alban dormait sur le trottoir. Avant hier soir, il était dans les bras d'une femme qu'il aimait, et qu'il aimait en retour. Bien que ce soit la 37ème femme qu'il disait aimer réellement, et qu'il aimait d'ailleurs véritablement. Il avait 33 ans, et avait amassé des centaines de liaisons. Il avait eu des expériences très diverses. Il dépensait l'argent de son héritage sans compter, tant que la banque continuait à le faire fructifier pour lui.
Il avait aimé pour la toute première fois, maladroitement, un été, à 8 ans, dans le chant des cigales et sous l'ombres des feuilles de catalpa. Il avait ensuite aimé, toujours plus intensément. Puis, voyant la manière de faire avec les filles qu'avaient ses amis, voyant qu'ils semblaient s'amuser beaucoup, il avait accumulé les conquêtes. Mais il s'était toujours débrouillé pour trouver les mots justes et ne pas blesser. Et jamais son coeur ne s'était lassé d'aimer. Comme un usurier philanthrope qui se lève chaque jour avec le sourire, convaincu qu'aujourd'hui il fera le bien comme hier et avant-hier, chaque jour il se levait en pensant à celle qu'il aimait. Il restait pour cela une curiosité pour les autres Dom Juans, qui ne voyaient ce qu'ils appellaient ses "scrupules à la cons" que comme un obstacle à son bonheur.
Hier soir, il avait discuté avec Elisabeth, la fille qu'il avait rencontré à l'ombre des catalpas. Depuis cet été-là, ils ne s'étaient jamais vraiment quittés, et elle restait sa seule amie qui ne lui donne pas son amitié avec le désir d'en recevoir plus.
Elisabeth était une femme très singulière. Sa vie était plutôt rangée. Elle était professeur agrégée et musicienne dans une philharmonie. Elle n'était pas mariée. Pourtant elle était loin d'être seule: elle s'entourait d'amis, sortait régulièrement, avait une manière de tout considérer les choses avec détachement et franchise qui séduisait beaucoup de gens. Elle avait eu peu d'amants. Ce n'était pas parce qu'elle cherchait un type d'homme en particulier. Mais elle savait si bien se défaire de ses illusions qu'elle voyait toujours trop nettement la frontière entre amour et attirance. Les rares hommes qu'elle avait aimé avaient eu peur devant tant de passion. Ceux qu'elle n'avait que fréquenté étaient restés vaguement apeurés devant cette femme qui montrait tant de froideur dans les avant et les après. Elle se fixait comme règle de ne jamais jouer la comédie une fois qu'elle avait révélé ses intentions. Pour cette raison, elle était qualifiée d' "étrange" par ceux qui ne la connaissaient que de loin.
Alban ne faisait pas partie de ceux-ci. Elle trouvait qu'il manquait de sincérité dans ses amours. Elle avait longtemps soupçonné Alban de faire semblant d'être amoureux pour faciliter les choses. Au fil du temps, elle avait bien été contrainte de croire qu'il disait la vérité. Mais un sentiment la rongeait quand il parlait avec tant de calme et de paix de son bonheur et de son amour qui se renouvelait toujours. Elle ne pouvait pas accepter qu'on puisse conjuguer tant de jouissance et de bonté, tant de naïveté et d'expérience. Elle n'arrivait pas à cesser de le soupçonner. "Ce n'était pas possible, se disait-elle. Il est dans l'erreur. Et pire que ça. Sa naïveté est un mensonge, quelque part, c'est trop gros. Il se fiche d'elle. Il est Mauvais quelque part. Ce n'est pas possible autrement." C'était la jalousie qui la piquait de temps à autre, sous la forme de l'aiguillon du souverain doute. Mais par amitié pour Alban, elle essayait de ne pas s'écouter. Elle tenait tant à lui, qu'elle préférait ne pas l'attaquer là-dessus.Il ne fallait pas qu'elle cherche à se prouver qu'elle avait raison. Elle était tout à fait capable d'y arriver. Ce soir-là, elle ne put s'empêcher de satisfaire la curiosité que le doute lui donnait.
"-Tu sais ce qu'est devenue Marie?
-Non, mais dis-le moi, ça fait longtemps que je ne suis pas passé par Grenoble.
-Elle s'est mariée avec un avocat médiocre. Ils ont fait des enfants et elle ne veut plus divorcer. Elle est très malheureuse.
-Oh... Pourtant je lui avais dit de ne pas se marier avec le premier venu...
-Elle avait besoin de t'oublier. Elle s'est laissée aveugler par l'idée de trouver quelqu'un de bien, à tel point qu'elle a trop mal cherché. Maintenant il est trop tard pour elle.
-Tu ne veux pas dire que c'est ma faute?
-D'après ce que j'ai entendu, si.
- Ce n'est pas de chance...
-En même temps, est ce que tu as fait tous tes efforts pour garder contact avec elle?
-Tu sais la vie que je mène. Et pourtant j'essaie. Jai tenté de l'appeller il y a deux mois, ça sonnait occupé.
-C'est bien d'essayer, mais tu sais, j'ai peur que ça ne suffise pas. Quand on est comme toi et qu'on a eu autant de dames, mieux vaut leur prévenir que ça ne risque pas de durer longtemps plutôt que de chercher à jouer les amis.
-Tu sais bien que j'espère toujours et que je ne veux pas les blesser pour rien.
-Le fond du problème n'est pas là. Il n'est même pas dans ta fantastique propension à les ménager. Je pense tout simplement que tu les rends malheureuses de par ton existence même. D'une part, une fille qui te rencontre ne peux que souhaiter de rester avec toi jusqu'à sa mort. D'autre part, la vie que tu mènes fais que, même malgré les voeux pieux que tu fais pour leur bonheur, tu ne peux pas compenser le fait que leur rêve ne pourra jamais se réaliser.
-Là, tu exagères. Il y a eu des demoiselles qui m'ont croisé qui ont mal tourné par ma faute. Tu sais bien que j'ai fait beaucoup pour l'empêcher. Marie est bien la première à qui ça arrive par... inattention.
- Eh bien tu sais quoi? Soucies toi un peu de toutes celles que tu laisses dans le même état qu'elle. Tu vas peut être avoir de mauvaises suprises."
La conversation avait dévié sur un autre sujet, et la soirée avait pris un tour bien plus joyeux qu'elle ne le prenait ici. Mais le lendemain, alors qu'il ouvrait son journal, Alban s'était souvenu
de leur discussion. Il avait alors cherché à contacter toutes celles qu'il avait négligé pendant les mois voir les années qui suivirent.
Quand il raccrocha après avoir parlé à la dernière de celles dont il aurait du s'inquiéter plus tôt, son ventre criait famine. Il avait sauté plusieurs repas. Mais il ne s'en souciait pas. Son front se plissait et ses yeux étaient fixes. Une seule pensée tournait et retournait encore dans sa tête: "Mais pourtant, je n'ai jamais essayé que de faire leur bonheur, non? Mais pourtant..."
Il dormait sur le macadam. Les passants ne se souciaient pas encore de savoir pourquoi il gisait là. Les parfums des jeunes filles en fleur ne faisaient plus frissonner sa narine.
1 commentaire:
People should read this.
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